vivre dans la rue
Anecdotes et coup de gueule,  Témoignages

VOISINAGE TROUBLANT

Un tandem de clochards élit domicile à quelques mètres de la supérette en bas de chez moi. Entre rejet et impuissance, pitié, empathie ou indifférence, quelle est la bonne attitude ?!…

Vous vous en doutez ceci ne peut pas être un article politiquement correct. Je ne vous raconterai pas cette fois le sauvetage d’êtres humains en détresse, ni même une rencontre émouvante. Il n’y a pas de héros dans cette histoire. Elle reste hélas une juxtaposition de destins cloisonnés, et de petits moments de quotidien qui peinent à trouver leur sens, et nous interrogent sur nous et notre société.

Cela commence un matin où je vais faire quelques courses à ma supérette de quartier, un Franprix intégré dans l’architecture d’une résidence des années 1970. Assis sur une des quelques marches qui peuvent mener à une entrée d’immeuble comme au magasin, deux clochards, brandissent fièrement leur canette de bière en direction des passants, tandis que des restes de pique-nique trainent à leurs pieds. Ils sont joyeux, de bonne humeur, plutôt gentils, et… en plein milieu du chemin. Il faut les contourner pour entrer, et ils ne se privent pas d’interpeller les passants, réclamant au choix cigarette, monnaie, et autres contributions.

Je l’avoue, mon premier réflexe est de détourner le regard, gênée d’être sortie de ma bulle, par ce rappel de la misère humaine encore si près de mon petit déjeuner, sans filtre, en face de moi… 

Mais ce tandem a quelque chose de particulier. Une relation paternelle entre le plus âgé et le plus jeune. Difficile de leur donner un âge tant ils sont tous deux bouffis d’alcool, mais le barbu jovial de 60 ans environ semble couver celui qui est sans doute plus proche de 25 ans, plus réservé, intimidé, perdu. Chacun y trouve son compte : le vieux est très fier de son statut de héros responsable, le jeune encore apeuré profite de cette protection rassurante.

Je ne peux m’empêcher d’être attendrie par cette relation, et c’est peut-être cela qui touche des gens du quartier, qui prennent vite l’habitude de déposer l’un ou l’autre sandwich sous plastique en sortant du Franprix, modeste obole et geste amical.

Les donateurs choisissent pour eux : manger c’est mieux que de boire de l’alcool.
Mais heureusement, d’autres continuent de donner de l’argent, et l’approvisionnement en alcool est maintenu.

Heureusement… 
Quelle détresse, un jour où je pars tôt le matin.
Le jeune clochard est tout seul, tremblant de partout, les yeux hagards. Je ne peux m’empêcher de lui demander pourquoi il est tout seul ? Je m’efforce de lui parler comme à un voisin que je connaîtrais de vue.

Il me répond que son ami est parti faire un tour, va revenir, il l’attend.
Et oui, il semble perdu, désemparé.

Et moi, que puis-je faire ?
Là, quand je le vois, en crise de manque, la chose dont cet homme aurait le plus besoin serait un verre d’alcool, et je ne peux m’y résoudre, à 8h30 du matin.

Ou d’un soutien médico-social.
Est-ce à moi de le signaler ? ou bien a-t-il été repéré par des associations qui effectuent des maraudes ? Qui suis-je pour décider à sa place de ce qui est bien pour lui ? Suis-je vraiment en train de croire qu’un parcours de réinsertion serait souhaitable, possible, que cela pourrait être le moment pour lui ? Ou bien suis-je en train de chercher comment enlever cette image dérangeante de ma vue ?

Alors malgré l’émotion qui m’étreint le cœur, après ces quelques mots échangés, je ne fais rien. Ni appeler un numéro d’urgence, ni donner de l’argent pour acheter de l’alcool. Je poursuis mon chemin et je tâche de penser à autre chose.

Je pense au livre Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner, qui parle de neurones-miroirs. Nous sommes spontanément en empathie avec notre prochain. Mais nous sommes dans notre société, et notamment dans les villes, soumis à beaucoup trop d’interactions, avec des codes différents. Alors nous apprenons l’indifférence, pour surmonter cette sensation désagréable : notre cerveau nous demande d’agir quand nous voyons quelqu’un qui a besoin d’aide, mais nous ne pouvons rien faire, alors nous n’agissons pas. Apprendre à détourner le regard, oublier, vivre avec l’idée qu’il n’y a rien à faire… 

Ou bien se forger une image de héros en leur donnant à manger. Comme les vieilles dames qui nourrissent les pigeons, qui ensuite se multiplient dans la cité.

Depuis les premiers jours, les deux clochards se sont trouvés des fauteuils, des matelas, même un vieux canapé lit, rescapé d’un déménagement d’été. Le plus vieux fait régulièrement sa tournée en haranguant les gens du quartier. Il a son fauteuil sous le bras, et s’installe ici ou là, pour un petit temps.

Et puis quelques autres se sont joints à eux. Dont une jeune femme blottie dans un manteau de fourrure, qu’elle prête parfois à un obèse. Pas facile de deviner qui se cache dans le vison enroulé. Ils sont désormais régulièrement quatre ou cinq. Créant leur propre monde en plein milieu du nôtre, celui des gens « normaux ». Peut-être avec trop tendance à étaler leurs affaires comme des poubelles sur les trottoirs. Ils sont là, « tranquilles » pendant que nous courons.

Je pense à un autre clochard que je croise régulièrement. Un vieil homme d’origine asiatique, dont l’odeur effroyable se repère à plus de dix mètres. Il a toujours les mêmes vêtements et un vieux sac. Il est presque toute la journée assis au même endroit dans une rue bourgeoise du 6ème arrondissement, plié en deux, la tête baissée. Il mange ce qu’il trouve dans les poubelles ou ce que les traiteurs du quartier consentent à lui donner en échange de quelque monnaie. Sa vie me semble impossible, et pourtant cela fait des années qu’il est là, tel un pilier inamovible, immobile des heures durant. Comment est-il encore en vie ? A quoi peut-il penser, est-il en train de méditer ?  Parfois j’aime à m’imaginer qu’il est une sorte d’ermite, de sage, de saint, qui indique une boussole au milieu de nos vies frénétiques et pas tellement plus utiles que la sienne.