Anecdotes et coup de gueule,  Témoignages

Mettre des mots sur les larmes

désarroi contagieux?

Un soir, ma fille lycéenne rentre du lycée et il s’avère qu’elle va mal.
Elle commence à se confier, par bribes, évoquant son malaise.
Maman vite inquiète, pleine de bonne volonté, je commence à la rassurer, ce n’est pas grave, ça va aller, et très vite je comprends que j’ai fait fausse route.Ce n’est pas une mauvaise note, ou une crise de découragement, ni un chagrin de cœur.
Elle s’en veut, elle se demande ce qu’elle aurait dû faire.
Son désarroi est plein du chagrin de quelqu’un d’autre, qui la remplit d’autant plus qu’elle n’a pas su agir pour y remédier.

-Au début je croyais que c’était une mauvaise note ou quelque chose comme ça.
-Cette fille-là qui pleurait dans la rue, j’aurais dû m’arrêter.
-Je m’en veux, j’ai hésité à m’arrêter !
-C’est Martin qui m’a expliqué après, il est resté plus longtemps.

le temps pour comprendre

Le tableau est fait de pièces de puzzle qui arrivent d’abord par SMS, petites phrases au téléphone, pendant que de mon côté, je suis absorbée par une tâche que je dois terminer de toute urgence, avant de pouvoir entamer enfin une discussion un peu suivie. Maman soucieuse, je cherche à chaque fois une nouvelle logique pour assembler ces petits morceaux au fur et à mesure, m’efforçant de composer un tableau cohérent, dont le sens est à chaque fois totalement chamboulé par l’élément suivant qui arrive. Je pose des questions qui énervent ma fille, d’autres auxquelles elle daigne répondre.

-Cette fille-là qui pleurait dans la rue, j’aurais dû m’arrêter !
-Mais il y avait la dame.
-J’avais pas compris qu’il s’agissait de harcèlement.

harcèlement

Ça y est, le mot est lâché, mais ce n’est pas encore clair pour autant.

-Après c’est Martin qui est resté plus longtemps qui m’a dit.
-Je m’en veux qu’est-ce que j’aurais dû faire ?
-Et le garçon je l’ai vu,
-Mais je croyais qu’il faisait une sorte de partie de cache-cache.
-Comme j’ai vu la dame, j’ai pensé qu’il n’y avait pas besoin de moi.
-De toutes manières qu’est-ce que j’aurais pu faire ?
-Elle disait que ça durait depuis le début de l’année.
-Elle pleurait parce qu’il lui avait piqué ses lunettes.
-En fait, il était en train de la filmer.

Je ne saurai jamais le fin mot de l’histoire, ni surtout comment s’est composé le tableau pour ma fille, dans le temps et dans l’espace. Entre la dame qui s’est arrêtée pour soutenir la jeune fille et l’aider, entre ce qu’aura dit Martin, sur ce qu’il a vu avant ou après et communiqué sur un téléphone, et ce que ma fille aura vu en direct. Je ne saurai jamais dans quel ordre ma fille a saisi les ingrédients de la situation, ni leur logique.

une gamine harcelée

Mais pour résumer une esquisse de la situation, il y a une jeune fille, qui pourrait être en quatrième, qu’elle ne connait pas, qui pleurait assise sur le trottoir, contre un mur, tout près de la sortie du collège-lycée de ma fille. Une dame qui s’est arrêtée, et qui lui suggérait de contacter ses parents.

Du coup, la dame reste à ses côtés, et met un mot sur la situation : harcèlement.
Et il semble que la jeune fille souffre depuis le début de l’année, alors qu’on est en avril.
Qu’elle déplore qu’ « on » lui a une fois de plus pris ses lunettes.
Que le sale petit con qui fait ça, était dans les parages et la filmait.

-mes parents, je veux pas les déranger, ils travaillent.

Mais ce que je comprends en direct, c’est que ma fille s’en veut.
Parce qu’en passant devant la jeune fille, elle a eu un élan spontané, touchée par la détresse qu’elle ressentait chez elle. Et qu’elle n’a pas osé s’arrêter, par scrupules, crainte d’être indiscrète, et a préféré se dire que ce n’était sûrement pas grave.

que pouvait-elle faire devant ce chagrin?

Une part d’elle a été émue, et une part de son esprit l’a ramenée à la raison en lui intimant l’ordre de poursuivre son chemin… 

Oui, notre premier mouvement est empathique, ainsi que l’ont mis en évidence des recherches en neurosciences. Mais la plupart des gens qui vivent en ville sont amenés à devoir « dresser » leur empathie pour la rendre plus sélective. La misère est à tous les coins de rue, réelle ou mise en scène. Certains ont compris son maniement et en jouent pour nous réclamer de l’argent ou solliciter notre attention. Boris Cyrulnik en parle très bien dans son article du livre collectif « Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner ». Nous en venons à réprimer cet instinct d’empathie pour pouvoir circuler en ville et accomplir nos tâches.

Or donc, premier réflexe fondamental : l’empathie. Deuxième mouvement acquis par l’expérience: s’éloigner et détourner l’attention, pour préserver sa propre intégrité.

prendre le temps de réfléchir et d’agir?

Et peut- on ajouter un troisième temps ? Pour évaluer la situation et ce qu’on peut faire dans l’instant ? S’il y a quelque chose à partager, un peu de soutien à apporter, sans forcément se retrouver embarqué dans une situation inextricable.

Mais ce n’est pas facile, de repérer, évaluer, s’impliquer ? Est-ce que ça s’apprend ?
Et oui certes, ma fille a eu des infos au lycée sur le harcèlement, où on lui a dit que ça existe, que « c’est mal ». Mais nous réalisons que pratiquement, tous ces beaux discours ne lui sont d’aucune utilité. Il n’y a pas eu de propositions de réponses à ces deux questions :
-comment reconnaître une situation de harcèlement ?
-que faire si on pense avoir affaire à un cas de harcèlement ?

Dans la théorie apprise au lycée, pas d’exercices pratiques, pas de partage d’expériences. En théorie, tout est bien, en pratique, tout s’avère bien plus compliqué.

Pour se justifier, ma fille se rassure en repensant à la dame formidable qui s’est arrêtée pour apporter du soutien à la jeune collégienne, et à qui je dis toute mon admiration au passage. Personne ne sait à l’avance comment il va réagir sur le moment, quand ça se produit.

Puis nous entamons une discussion avec ma fille pour savoir si elle pourrait faire quelque chose a posteriori ? Mais elle n’est pas sûre qu’elle pourrait reconnaître la fille et encore moins le garçon qui rôdait autour. Elle n’est même pas sûre que celle-ci soit scolarisée dans le même établissement qu’elle. Et puis elle s’imagine mal aller trouver la fille au milieu de ses copains, un jour où elle la verrait discuter tranquillement, et lui demander si ça s’est arrangé avec son harceleur !

Et si une autre fois cela se reproduisait, que pourrait-elle faire ?

recherche de solutions

-Je m’arrête, et je la rassure, je lui dis qu’elle est plus forte que ce qu’elle croit ?!

C’est un début. Je rappelle à ma fille qu’il y a longtemps quand elle était à l’école primaire, elle a fait l’objet d’un début de harcèlement par un de ses camarades. Mais elle avait des Doc Martens qu’elle lui balançait dans les tibias et oui, elle avait une certaine force tranquille en elle d’autant qu’elle était plus grande d’une bonne tête que son harceleur. Mais ce n’était pas le cas d’une de ses copines qui se faisait toujours piquer son goûter.

créer un bouclier de protection

Alors je ne suis pas complètement convaincue par sa première proposition. Je crois que cette jeune fille avait d’abord besoin qu’on s’occupe d’elle, qu’on la comprenne, qu’on la soutienne et qu’on reconnaisse sa peine, et à quel point ce qu’elle vivait était éprouvant. Quelque-soit la raison pour laquelle elle s’est retrouvée ainsi, c’est un piège dont il est très difficile de sortir tout seul.
Il y a d’abord besoin d’un partage, d’un cocon de protection. Une peine doit d’abord être reconnue et accueillie. Cela peut d’abord nous effrayer, d’autant qu’un chagrin non-dit est d’abord incommensurable, mais souvent, le simple fait de l’exprimer, de le verbaliser, de le partager, permet déjà de le rendre moins gigantesque.

Et puis si cette jeune collégienne est harcelée depuis longtemps, elle a déjà perdu ses forces, elle ne sait plus où elle en est, et elle croit même peut-être que c’est de sa faute. Le harcèlement est suffisamment insidieux pour qu’on se demande si on a rêvé, ou si cela arrive parce qu’on n’est pas capable, voire qu’on le mérite !

Et puis dire le mot, et expliquer, là aussi, je pense que cela peut aider.
Harcèlement.
Avec le cortège d’informations associées.
Ce n’est pas de ta faute.
Quand on s’en rend compte c’est souvent trop tard.
On est déjà trop affaibli pour s’en sortir tout seul.

Donc ma fille aurait simplement pu s’asseoir à côté de la jeune élève et lui dire son soutien.
-Mais il y avait déjà la dame ?

Il y a une autre chose que ma fille aurait pu faire, c’est aller vers le harceleur. Après tout, elle a le prestige d’une « grande ». Elle aurait pu lui demander s’il avait conscience de ce qu’il était en train de faire, « harcèlement » et à quel point c’était moche ? J’avoue que c’est une de mes amies, fort sage, qui m’a suggéré cette option.

Moi, plus habituée à concocter des scénarios avec rebondissements et retournements de situations, j’ai plutôt imaginé passer directement à l’étape où ma fille aurait utilisé son propre téléphone pour filmer à son tour l’harceleur. Selon la bonne vieille blague de l’arroseur arrosé. Ce qui permettait grâce à des logiciels de reconnaissance faciale de pouvoir ensuite menacer de le dénoncer, le reconnaître, le poursuivre ! Je suis peut-être aussi trop influencée par cette multiplication des vidéos, fake ou non, sur toutes les exactions commises sur la voie publique. Alors que je déteste les vidéos de harcèlement de honte qui sont en train de se déployer de plus en plus sur Internet.

Mon amie avait raison : offrons d’abord une étape avant une telle escalade ! Même si on peut expliquer qu’on est prêts à retourner les armes utilisées par l’ennemi pour le combattre.

Mais c’est une ressource intéressante après la tendresse, c’est ce que nous appelons parfois l’espièglerie. Changer les places, montrer que la place n’est pas forcément définie une fois pour toutes entre victime et bourreau.

-Oui, il y avait déjà la dame, mais ma, si vous êtes dix à vous arrêter, et que vous la soutenez, et que vous commencez à demander au petit mec en face ce qu’il cherche et lui demander s’il se trouve très malin et très courageux, tout à coup, cela change la situation.
Une belle armée d’amazones, prêtes à décocher des flèches si la parole ne suffit pas ! Un cordon de sécurité qui devient bouclier voire char d’assaut.

Alors si on tente de résumer pour un petit manuel d’un comportement qui laissera moins de regrets ?

manuel d’intervention en cas de soupçon de harcèlement

-écouter son premier mouvement empathique, et prendre un petit temps d’arrêt.
-aller vers la personne et lui demander si on peut l’aider ? lui demander si elle a des personnes autour d’elle pour l’aider ? Lui demander son nom, ce qui se passe… 
-où trouver le soutien ?
-s’autoriser des paroles qui disent qu’on perçoit que ça a l’air très difficile et douloureux pour elle.
-et le cas échéant pouvoir dire le mot harcèlement, et reconnaître que c’est une situation douloureuse dont il est très difficile de pouvoir sortir tout seul.
-et faire face si possible au bourreau, car c’est bien la qualification qu’il mérite.
-et ne pas hésiter à enrôler d’autres personnes alentour.

Car oui, l’union fait la force.

Et la plupart des gens qui se retrouvent à accomplir des démarches de ce type, où ils ont offert un peu de soutien à quelqu’un, se sentent d’autant mieux après.

Et alors la personne qu’on soutient a de meilleures chances de retrouver de la force, et de pouvoir se mobiliser pour se défendre, car il ne s’agit pas de la sauver malgré elle bien sûr.

C’est bien d‘être un héros, mais ce n’est pas une raison pour obliger un aveugle à traverser la rue en lui tenant le bras sur le passage piéton, sous prétexte que vous voulez absolument accomplir une bonne action. Surtout quand l’aveugle en question voulait rester sur le même trottoir. Scénario inspiré de Gotlib -salutations à lui et à son génie de la lecture des situations ordinaires qui me soutient au quotidien !

Et pourquoi pas, proposer le sujet pour une prochaine séance d’éducation civique au lycée
« Comment reconnaître une situation de harcèlement et quel comportement adopter ? »

Allez ma fille, oui, tu peux agir !
T’appuyer sur l’émotion que tu as ressentie face à un de tes semblables de l’espèce humaine, pour te mettre en action !

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