Leçon de civisme
Un tout petit geste très classe
Depuis mon bureau dans mon appartement, j’ai vue sur le jardin de ma résidence. Un vaste jardin planté d’arbres, avec des pelouses sur lesquelles viennent jouer les enfants et discuter les adolescents. J’ai aussi vue sur les immeubles en face et à côté du mien, qui forment une sorte de « U » autour du jardin. Et l’autre jour, j’ai été intriguée par une scène étrange qui se déroulait dans l’immeuble d’en face: une femme à sa fenêtre au 9 ème étage qui faisait des grands signes en balançant au bout de son bras une petite bouteille bleue. J’étais trop loin pour percevoir les détails et entendre la conversation, mais j’ai fini par comprendre qu’elle envisageait de lancer la bouteille. J’avais du mal à envisager cette action : à cette hauteur, la bouteille me semblait avoir bien peu de chances de s’en sortir vivante. Et quelques secondes plus tard, la dame lançait effectivement la bouteille vers le jardin. Je n’ai pu résister à la tentation de m’approcher de la fenêtre pour voir ce qu’il en était.
une bouteille jetée par une fenêtre tombe dans un parterre de roses
Deux adolescentes nonchalantes semblaient faire des signes à la dame, et avaient déjà ramassé la bouteille qu’elles examinaient avec circonspection. Et aussitôt après, elles la jetaient dans le massif de rosiers qui fait la fierté du jardin. Et elles commençaient à s’éloigner sans plus s’inquiéter de la bouteille.
Mon sang ne fit qu’un tour : j’étais révoltée par ce comportement si peu civique. Que s’était-il passé ? Je ne pouvais m’empêcher de formuler des hypothèses : avaient-elles réclamé à boire tout en ayant la flemme de prendre l’ascenseur pour aller se servir un verre ? Ou la femme les avait-elle visées pour les punir de quelques bêtises ? En tout cas, cela ne me semblait décidément pas une bonne idée de lancer une bouteille d’un étage aussi élevé, et surtout je détestais l’idée que ces filles pouvaient ainsi se préoccuper aussi peu de leur environnement, et de cet espace partagé.
Je me sentais submergée par une vague de colère, comme celle que je ressens quand je me promène sur des plages de la Méditerranée ecouvertes de reliefs de pique-nique, de couches culottes jetables usagées, en plus des mégots enfouis à différentes hauteurs du sable, sans compter les vieilles bouteilles en plastique rapportées par le courant.
Que devais-je faire ? J’envisageais de descendre dire leur fait aux deux adolescentes : il faut quand même que quelqu’un les sensibilise ?! je suis une adulte, elles m’auraient peut-être écoutée ? J’allais leur faire la leçon ? Mais étais-je en état de le faire, alors que j’avais tant de peine à contenir ma colère ? Qu’aurais-je fait si elles m’avaient ri au nez ?
C’était un peu énorme tout de même ? Je ne savais pas faire ! Je n’étais pas vraiment dans l’état émotionnel pour leur faire la leçon.
Je soumettais la question à ma fille, qui me dissuade de descendre : tu vas te faire rire au nez. Elle a sans doute raison : vais-je être capable de trouver les mots justes ?
D’ailleurs quel est mon objectif : ramener les gamines dans le droit chemin ? que cette bouteille témoigne de leur manque d’éducation ? éructer ma colère contre le monde entier ?
Non, je crois que j’aurais aimé refaire du lien. Qu’elles se rendent compte que nous partagions le même monde, et qu’on pouvait le respecter? Mais étaient-elles à même de comprendre?
qui va ramasser la bouteille?
Et j’étais en rage de cette bouteille qui allait rester là, témoin de la mocheté du monde, de cette absence du sens de « vivre ensemble ».
Nous regardons la scène avec ma fille, et je vois un petit voisin qui joue souvent avec son frère dans le jardin : lui-même est sidéré. Il n’en revient pas de ce dont il est témoin. Il a abandonné son ballon de foot, et regarde alternativement la bouteille et les deux préados arrogantes qui s’éloignent. Il n’en croit pas ses yeux. C’est un petit garçon bien élevé. Ses parents l’obligent à dire bonjour à toute personne qu’il croise dans l’ascenseur. Il a 8-9 ans. J’échange parfois quelques avec lui : la dernière fois c’était sur ses gants de gardien de but.
Et soudain, je vois ce petit garçon traverser le jardin, s’approcher de la bouteille, la ramasser, et aller la mettre à la poubelle. Puis continuer de jouer.Tout simplement.
Il a remis les choses dans leur ordre.
J’ai été bouleversée par ce geste, si simple, si évident. Le petit garçon n’a donné de leçon à personne et pourtant moi j’en ai reçu une.
Je ne l’ai pas encore revu, mais je lui dirai mon admiration, comment je l’ai trouvé « hyper classe » sur ce coup. Il a trouvé que ça ne se faisait pas, c’était simple à réparer : alors il l’a fait. Et il n’a pas eu à ressasser sa colère si longtemps. Et il est devenu un héros, du quotidien.
L’histoire ne dit pas si les filles l’ont vu, ni ce qu’elles auraient pu en penser. Peut-être qu’elles auraient pensé qu’il était trop con et qu’elles avaient trouvé un larbin ? mais moi j’ai pris une belle leçon.
Il a fait comme si le jardin le concernait, comme s’il avait envie de faire quelque chose pour que le jardin reste joli pour tout le monde. Il a fait ce qu’il pouvait faire, et il n’a pas attendu pour le faire.
Merci petit garçon, je te témoignerai mon admiration la prochaine fois que je te verrai.
épilogue
J’ai croisé le jeune garçon avec ses parents un soir, et je lui ai témoigné de mon admiration pour son geste. Au début, il était un peu surpris, je ne sais même pas s’il se rappelait de l’épisode?… en tout cas, il était tout intimidé, n’osant pas comprendre de quoi il retournait. Mais depuis, quand nous nous croisons à nouveau, il se redresse tout fier, et nous échangeons d’égal à égal, chacun demandant des nouvelles de l’autre !