Itinéraire d’un jeune solitaire aliéné par Youtube
J’ai été très touchée par une chronique de Nicolas Demorand sur France Inter le 10 juin 2019. Ce jour-là, le journaliste exprimait son émotion à la lecture d’un article du New York Times qui racontait le périple sur plusieurs années d’un jeune homme isolé, qui se radicalise en s’abreuvant d’émissions Youtube sans quitter son canapé. Je voudrais partager avec vous les réflexions que cela m’inspire, sur l’isolement croissant des personnes dans nos sociétés, et mon indignation face aux mécanismes ultralibéraux qui transforment sans vergogne la souffrance des personnes en occasions de profit.
Les étapes d’endoctrinement d’un ado solitaire
Cet article raconte l’itinéraire d’un ado solitaire et paumé après son exclusion du lycée en 2012, Caleb Cain. Voici quelques étapes de l’endoctrinement de Caleb Cain, ado solitaire et paumé, exclu de son lycée en 2012. Je vous les restitue de manière simplifiée, sous le prisme assumé de ma propre sensibilité, et consciente de mes propres projections. Je n’ai pas eu le temps de devenir une spécialiste des sites d’extrême droite et des algorithmes Youtube, et pur plus de précisions, n’hésitez pas à vous plonger dans le passionnant article du NYT. Même s’il est très long, cela vaut absolument le coup : on apprend plein de choses sur les USA, sur Youtube.
Exclu du lycée en 2012, il cherche une solution pour s’en sortir et aller mieux
Caleb Cain est exclu de son lycée en 2012. Pour mauvaise conduite, mauvais résultats, peu importe. Le résultat est qu’il se retrouve complètement isolé. Après ce premier accident de parcours, ce jeune homme éprouve le besoin de se faire aider, de trouver du sens à sa vie et du soutien, mais plus personne ne lui parle… sauf Youtube, seul moyen de combler ses attentes. Caleb se met à regarder des vidéos de gourous qui donnent des conseils pour réussir sa vie, devenir plus fort, ne plus avoir peur etc… On le comprend : s’il y a une solution, ce serait bête de s’en priver. Et puis il n’a rien d’autre à faire que de surfer plusieurs heures par jour sur Internet. Là commence à opérer la magie de Youtube. Grâce aux vidéos recommandées, Caleb découvre bientôt des gourous proches de l’extrême droite qui lui offrent tout le discours de réassurance dont il a besoin.
Caleb trouve l’explication de son mal : le féminisme et les politiques d’immigration trop laxistes.
Caleb ne sort toujours pas de chez lui, il n’a pas vraiment repris sa vie sociale en main, mais il a trouvé enfin une explication satisfaisante à ses difficultés ! Il peut s’inscrire dans la cohérence d’une histoire : ce qui lui arrive est la faute du féminisme, des politiques d’immigration, de la montée de l’islam. L’article en ligne du NYT renvoie à quelques références de vidéo, et j’avoue que je n’en reviens pas de découvrir à quel point le féminisme est en train d’être violemment attaqué et de reculer aux USA ! Mais revenons à Caleb. Celui-ci a enfin le sentiment d’appartenir à une communauté : les algorithmes de Youtube le renvoient vers plein de gens formidables, à la rhétorique efficace, qui sont prêts à l’accueillir dans le sein des mouvements d’extrême droite. Sans bouger de son canapé, Caleb Cain a maintenant le sentiment d’appartenir à une communauté, de profiter de son soutien. Il se sent plus fort.
Les intérêts communs de l’extrême-droite et d’une boîte californienne sympa et démocrate, mais néanmoins néolibérale.
Et puis les politiques commerciales Youtube évoluent, se raffinent, augmentent leur efficacité. Youtube est une boîte californienne sympa et progressiste : ils ne soutiennent pas l’extrême droite, bien au contraire. Mais leur objectif est de gagner toujours plus d’argent. Pour cela, il suffit d’améliorer la manière dont ils captivent l’attention de leurs consommateurs, en leur offrant plus de choix associés et alléchants, en allongeant les vidéos : cela permet de mettre plus de pubs et de les vendre d’autant plus cher.
Pour cela Youtube n’hésite pas à développer des tas d’algorithmes sophistiqués, s’appuyant sur les recherches en neurosciences et en Intelligence Artificielle. Comment donner envie, comment capturer le spectateur toujours mieux et pour plus longtemps ?
Résultat : Youtube est de plus en plus riche, en collectant de plus en plus de vues et de temps passé devant les écrans. Et les sites d’extrême droite aussi sont de plus en plus riches, car ils contribuent à augmenter l’affluence, et profitent de la manne publicitaire qu’ils génèrent. Sans vergogne, ils utilisent des mots clés pour se référencer, quitte à se réclamer de films de cinéma universellement connus comme Starwars. Sans vergogne, ils tapent plus fort sur le plan émotionnel, dans une escalade de contenus de plus en plus sensationnalistes. Et Caleb continue de se repaître encore de toutes ces vidéos qui nourrissent son ressentiment à l’encontre des femmes, des immigrés et de l’islam.
Pour vous faire cliquer, tout est bon !
Et puis Youtube raffine encore sa politique. Ses informaticiens se sont aperçus que les consommateurs se lassent de voir toujours le même genre de vidéo et que l’escalade dans le contenu ne suffit plus à les retenir. Alors désormais, l’analyse des données du spectateur est utilisée pour lui proposer des « contenus qui pourraient l’intéresser », mais qui sont un peu différents. On varie les plaisirs pour augmenter l’incitation. C’est d’ailleurs un des problèmes avec la dopamine : elle nous apporte des satisfactions, mais tels des drogués, nous nous accoutumons, et nous avons besoin de toujours plus pour la même satisfaction. Certains chercheurs en neurosciences vont d’ailleurs jusqu’à justifier ainsi l’addiction d’Homo Sapiens à la croissance économique.
Caleb se résume désormais à un « clic potentiel », parmi une multitude. Sa valeur se résume à l’argent qu’il permet de faire gagner aux partis d’extrême droite et à Youtube. Ce qu’il peut devenir en tant qu’être humain n’intéresse pas grand monde.
Et l’histoire connait un rebondissement inattendu. A partir de 2017, des partis de gauche plus proches des libéraux se mettent à utiliser la même rhétorique réservée jusque-là aux partis d’extrême droite. Et l’algorithme de Youtube estime qu’ils se ressemblent et donc les propose à Caleb. L’une des oratrices le séduit tout particulièrement : voici Caleb, toujours sur son canapé, mais s’engageant désormais à gauche !
Cela semble lui faire du bien : il trouve du travail, et crée à son tour sa chaine Youtube pour diffuser des idées progressistes en accord avec ses nouveaux héros. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : il va être repéré par des trolls d’extrême droite, et menacé plusieurs fois de mort. C’est pour cela que quand le journaliste du NYT va le rencontrer, Caleb commence par lui montrer le pistolet qu’il vient de s’acheter pour assurer sa propre sécurité.
Caleb est donc toujours tout seul ? Sans être sorti de sa chambre, avec le seul support d’Internet, il s’est fait des amis, et des convictions, et des ennemis qui lui en veulent à mort ?!
Bien sûr, il y a eu des sectes bien avant Internet. Le Temple Solaire ou même Hitler n’ont pas eu besoin de ce média pour prospérer. Mais je ne peux faire autrement que de m’émouvoir de cette personne en quête d’identité qui se définit principalement par ses « clics » donc tellement interchangeables. Quelle formidable société contemporaine du progrès!
Restaurer une autre forme de soutien ?
Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec une des anecdotes favorites de Stephen Gilligan, qui a été mon formateur en Hypnose Générative. C’est une tradition sur les îles Togo : quand un enfant nait, la communauté des femmes l’emmène dans la forêt pour un rituel d’accueil. Là, un chant s’improvise, avec toutes les voix des femmes présentes, qui créent une musique qui n’a jamais existé et qui va le représenter. Ce chant n’appartiendra qu’à l’enfant. Il sera chanté à chacune des grandes occasions de sa vie, jusqu’à sa mort. Il sera en particulier chanté chaque fois qu’il va mal ou même qu’il a fait une bêtise, un acte répréhensible. Sorte de premier rituel avant une vraie punition. Le chant est chanté pour rappeler à la personne qui elle est, son identité au sein de la communauté.
Dans nos sociétés, les réseaux sociaux sont devenus la communauté. Mais qui se soucie réellement de Caleb Cain en tant qu’être humain? Qui vient le libérer de ses démons pour l’aider à trouver qui il est ?
Au contraire, Youtube et autres réseaux s’appuient sur les récentes découvertes en neurosciences sur le fonctionnement de l’attention, et sur des algortihmes, pour le capturer, et en faire un numéro de plus sur la liste des électeurs de Trump au service de la logique néolibérale.
Caleb fait partie d’une communauté, mais ce ne sont pas des personnes qui viendront s’inquiéter s’il ne se rend pas à sa messe habituelle du dimanche. Il n’est qu’un moyen de préserver une manne financière, un clic de plus.
Certes, on peut se réjouir que les robots puissent remplacer l’homme désormais dans de nombreuses taches épuisantes, répétitives, éprouvantes. On peut considérer que cela contribue à la fin de l’aliénation des corps telle qu’elle était perpétrée notamment par le capitalisme à l’occasion de la révolution industrielle. Cette période où l’homme pouvait être considéré comme une machine, uniquement pour sa force de travail.
Mais ce que nous proposent aujourd’hui les réseaux sociaux, n’est-ce pas tout simplement de l’aliénation des cerveaux ?! On parle du marché de l’attention, et ce marché-là n’a même plus besoin des corps ! il suffit d’un doigt pour cliquer, et tout le reste du corps peut rester affalé sur un canapé, et consommer de la malbouffe jusqu’à ne plus pouvoir se lever du canapé. Et le même doigt commande ensuite sur Internet des armes… et la personne peut se lever une dernière fois pour aller perpétrer une tuerie de masse dans un endroit où elle sera contente de déverser sa haine. Je pense ici à Dernier jour sur terre, de David Vann, un livre documentaire assez formidable, qui raconte comment un jeune homme qui a une enfance difficile et des antécédents psychiatriques peut devenir tireur d’élite dans l’armée, puis employé sur un campus universitaire sur lequel il va commettre une tuerie de masse.
Pour ces jeunes désœuvrés, marginalisés, qui donc aurait pu leur tenir la main et chanter leur chant, propre à les remettre sur leur juste route, avant qu’ils ne basculent vers l’irréparable ? Est-ce imaginable par des êtres humains qui feraient cela sans la moindre perspective de profit ? Avec la seule intention de les ramener dans le partage de la communauté humaine ?
Avez-vous dans votre entourage, un jeune homme qui s’enferme, se retire du monde ? Avez-vous une idée de la manière dont vous pourriez dialoguer avec lui ? Seriez-vous prêt à venir vous asseoir à côté de lui, sur son canapé ?